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JULIE LE MINOR
NIGHT, SWEAT & BPM
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From The Wet Issue

16 février 2024, minuit. Ubers et vélos se garent rue d’Aubervilliers à Cap 18, la dernière zone industrielle de Paris intra-muros en cours de réaménagement. On pénètre dans cette enseigne de jour transformée le temps d’une nuit en dancefloor. Bienvenue à la « Love Capacity » organisée par Anna Dotigny et son crew. 5 euros, en cash. Un vestiaire improvisé, deux bars, pas de hard. Sound system, néons fluos, scéno bleutée, le spot est métamorphosé. Visages connus, looks éclectiques, on y croise la jeunesse de la ville, une faune mode et arty, des initiés et des curieux. À l’extérieur, la fête se prolonge au milieu des camions pour fumer, discuter et plus si affinités. Dans ce paysage urbain désolé, coincé entre deux temps, les corps évoluent au rythme des BPM. La nuit reprend ses droits. Une esthétique du sublime et du trash qui se conclura au petit matin sur les paroles sacrées d’un autre profane : « The lonely loner seems to free his mind at night. Cuz day and night ». Kid Kudi chante la nuit.

Corps extatiques

À quelques kilomètres, à Montreuil, la Créole fête ses six ans au Chinois dans une atmosphère électrique. Le collectif s’est imposé comme l’un des fers de lance d’une nouvelle culture club grâce à ses soirées où fusionnent DJing, danse et identités créoles. « Un espace de fête organique, éclectique et bienveillant », explique la cofondatrice et photographe Fanny Viguier. « Avec cette volonté de pluralité raciale, sociale et culturelle. On aime faire des grands écarts dans les propositions sonores, les performances et les lives, comme avec Boris Percus, qui mixe en jouant du tambour bèlè martiniquais. Allier le sacré et le profane. » Dans la clique, on retrouve le danseur Snake Ninja, figure emblématique du collectif et de la scène voguing parisienne. Mais aussi l’artiste queer pluridisciplinaire Mariana Benenge, cofondatrice du collectif P3 qui a vocation à offrir aux femmes, notamment queer et racisées, des espaces safe pour faire la fête. Des courants artistiques et identités plurielles autrefois marginalisés désormais sur le devant de la scène.

« Le dancefloor est politique »

« La nuit parisienne a beaucoup évolué en vingt ans », explique Arnaud Frisch, fondateur du club Silencio décoré par le seul et unique David Lynch. La ville, en plein mouvement de gentrification, a vu émerger de nouveaux épicentres de la fête dans l’est parisien, mais aussi en périphérie, portée par un kaléidoscope de nouveaux lieux. « Après plusieurs années de fermetures enchaînées et de répression, on n’a jamais connu autant d’ouverture de clubs, d’open-airs et de micro-festivals depuis la période post-Covid », souligne Jade Matheu, rédactrice en chef et membre du collectif Dure Vie. C'était sans compter la force de renouvellement de cet écosystème soudé, bien décidé à repenser la nuit d’après. Plus paritaire, plus inclusive, plus responsable. La fête, comme un nouveau safe place, c’est en tout cas le virage entrepris par la nuit et les clubs, en plein cas de conscience, ces dernières années.

En témoigne le succès des soirées techno et des free-party durant le confinement, la fête à Paris s’est démocratisée. « Le dancefloor est politique. Il évolue au gré des mouvances sociétales, économiques et culturelles mais aussi à mesure que la musique évolue en termes de styles musicaux », poursuit Jade. « On ne fait pas la fête en 2024 comme on la faisait dans les 90’s car aujourd’hui, les musiques électroniques ont une reconnaissance qu’elles n’avaient pas il y a dix ans. » Des clubs comme l’ex-Concrete, le Rex, le Badaboum, le Wanderlust ou le Silencio ont confirmé le statut de Paris en tant que référence pour les passionnés de clubbing et d’électro. « Paris reste sans conteste une capitale de la nuit et un foyer artistique unique qui compte parmi les meilleurs producteurs et DJs au monde », souligne Lorenzo Lacchesi, DJ, producteur et cofondateur du label Maison Close qui fête ses 5 ans cette année. « Mais par rapport à Londres ou Berlin, il y a un véritable retard de la culture club en France qui a longtemps souffert d’un manque de liberté, d’espace et de reconnaissance symbolique, ainsi que d’une certaine diabolisation de la fête. »

"Il existe une véritable mythologie du Paris nocturne, fantasmé à chaque époque par des figures célèbres, mais aussi par une littérature foisonnante qui documente la ville."

Paris, mythes et nuits blanches

Car Paris n’en est pas à sa première nuit. De Saint Germain des Prés à Montmartre, du Palais-Royal à Pigalle, cette odyssée se tisse dès la Belle Époque alors que se forge sa réputation de « Ville Lumière ». Depuis, c’est toute « une civilisation nocturne » qui a vu le jour, explique l’historien Antoine de Baeque, auteur d’Une histoire des nuits parisiennes. Il existe en effet une véritable mythologie du Paris nocturne, fantasmé à chaque époque par des figures célèbres, mais aussi par une littérature foisonnante qui documente la ville. Françoise Sagan, Alain Pacadis, Virginie Despentes, Johann Zarca ou Simon Johannin. Un imaginaire fécond que révèle aussi le documentaire Night Clubbing de Jacques Braunstein : depuis les nuits chez Castel dans les 60’s à l’histoire du Bus Palladium qui ferme en 2022 après près de soixante ans d’existence.

« ON NE FAIT PAS LA FÊTE EN 2024 COMME ON LA FAISAIT DANS LES ANNÉES 90 »

Un peu plus bas, au 8 rue du Faubourg-Montmartre, un autre mythe naît en 1978. Bienvenue au Palace, le temple de Fabrice Emaer, à qui l'on doit déjà Le Pimm's et Le Sept. À l'intérieur, des serveurs aux costumes signés Thierry Mugler. Pendant plus d'une décennie, le Palace devient une véritable utopie noctambule, lieu d'hédonisme, de plaisir et de fête, où se mêlent modèles, nantis, marginaux et socialites du monde entier. « La musique, l'alcool, la baise », résume la queen transgenre Jenny Bel'Air, dans Standard Magazine. Son hymne ? « La Vie en Rose »interpretée par Grace Jones, l'une de ses plus incandescentes créatures. Après sa fermeture, c'est toute une génération qui est endeuillée. Mais c'était sans compter sa réouverture quarante ans plus tard par l'équipe de Lionel Bensemoun, autre pape du Paris noctambule, fondateur entre du célèbre Baron, de l'Hôtel Amour et de la Mano.

La nuit parisienne suit en effet un processus de métamorphose inhérent à son histoire, se définissant par une pluralité de courants, de cliques et de lieux qui font sa particularité. La Main Bleue, Les Bains Douches, Le Montana, le Queen, le Pulp. Du rock, du bling, du punk, du chic, du choc. Autant de clubs où danser, de soirées à veiller. Un renouvellement dû en partie à une litanie nostalgique, celle d’un âge d’or révolu, un Paris perdu qui pousse sans cesse la nuit à se réinventer. Comme si, à l’instar de Berlin, Londres ou New York, la nuit était constitutive de l’identité et de la vitalité de la ville. Éric Dahan, chroniqueur culte des « Nuits blanches » de Libération et auteur de Night Reporter capture l’essence noctambule des 90’s. Il assiste à ce « vertige populaire » en termes de « permissivité, de folie, d’expériences, d’exploration ». « Cette accélération ininterrompue dans la débauche et la folie. » Puis, il annonce la fin d’une époque qu'il explique dans une interview au journal Le Monde en 2010 par l’avènement d’internet et des réseaux sociaux, l’embourgeoisement de la ville et par un phénomène de moralisation de la société.

Culture club

Le club comme un espace culturel hybride, c’est le concept du Silencio depuis sa création en 2011, qui fait alors figure de précurseur. « Il manquait un lieu à Paris où on pouvait réunir des gens de la musique, de la mode, du cinéma ou de l’art contemporain », confie son cofondateur Arnaud Frisch. « On a créé le club avec une approche culturelle transversale qui est d'ailleurs assez française ». Depuis, le Silencio accueille la fine fleur de la création internationale - Lana Del Rey, Breat Easton Ellis ou David Fincher - et vient d’inaugurer un club à New York avec en guest, le rappeur Kasseem Dean, alias Swizz Beatz. Car les tendances musicales aussi ont changé. On écoute plus de rap, de hip-hop, de trap et même de jazz. « Les jeunes préfèrent la consommation de musique à la consommation de fête. Ceux qui sortent préfèrent parfois économiser pour voir un bon concert plutôt que d’aller en club », explique Ludovic Houdré, cofondateur de Likefire, un studio créatif dédié à la musique et aux activations culturelles.

« RAMENER PLUS DE FÊTES DANS LA NUIT ET MOINS DE NUIT DANS LA FÊTE »

La société évolue, le public aussi. Plus sain, plus conscient, moins teufeur. C’est en tout cas ce que révèle l’étude ‘U Going Out’ en 2022 selon laquelle Millenials et Gen Z seraient moins clubbers que leurs aînés. On les appelle d’ailleurs « la génération indoor », décrète le journaliste Vincent Cocquebert dans La Civilisation du cocon. Les raisons ? En vrac, Tinder, Instagram, Netflix, le gaming, mais aussi les crises qui secouent la société (climat, inflation, sécurité). « La nouvelle génération n’est plus intéressée par cette drôle de nuit », explique Corentin Picaut, du duo Like Fire. « Elle a envie d’une nuit plus transparente, clean et fun. Ramener plus de fête dans la nuit et moins de nuit dans la fête. » Après les années 2000 et le règne du « YOLO » - You Only Live Once - qui n’aurait pour seule thérapie que le culte de l’instant présent, la jeunesse est moins insouciante, moins futile aussi. Mais pas désenchantée. « Les jeunes prennent davantage soin d’eux ou préfèrent les fêtes hors-club, d’ailleurs la consommation d’alcool a diminué. Maintenant, plus que jamais, le club doit raconter une histoire et s’engager », souligne ainsi Benjamin Charvet, cofondateur du collectif Dure Vie et directeur artistique engagé du Badaboum et de Virage Paris.

Autant d’évolutions et de problématiques qui font évoluer le visage de la nuit parisienne, sans pour autant atténuer sa flamme. « La nuit est une source d'inspiration sans limite. Elle représente la liberté et l'imaginaire », souligne Vincent Garnier Pressiat, designer de mode et physio du Bisou, l’un des clubs les plus adoubés du moment. « Un moment d'expression et de lâcher prise où nous pouvons être qui nous voulons », conclut cet esthète noctambule au regard implacable. « D’un lieu à l’autre, le public varie mais j’ai la chance de jouer devant un public qui s’amuse, qui vit la fête comme un exutoire, un moment hors sol », poursuit le DJ Lorenzo Lacchesi. À n’en point douter, le clubbing et la nuit n’ont pas fini de rayonner mais ils vont devoir encore s’ouvrir davantage. « Il faut trouver de nouveaux concepts et avoir de vrais engagements pour parler aux gens. Il va falloir s’extraire de la fête pure et dure pour transformer le club en un véritable lieu de sens et de vie », conclut Benjamin Charvet. Une fête plus éclairée de jour, comme de nuit.

Design invitation
ESTELLE VANMALLE
Journaliste
JULIE LE MINOR
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ESTELLE VANMALLE
Journaliste
JULIE LE MINOR

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