Rencontre avec une étoile montante du cinéma d’auteur, l’écrivaine et réalisatrice canadienne Durga Chew-Bose, pour son premier film derrière la caméra : une adaptation du roman culte Bonjour Tristesse de Françoise Sagan.
Durant l’été 1953, une jeune fille rédige en quelques semaines son premier manuscrit. Moins d’un an plus tard, en mai 1954, Jean Paulhan, Roger Caillois, Maurice Nadeau et Georges Bataille lui décernent le prestigieux Prix des Critiques. Intitulé Bonjour Tristesse, en hommage à un poème de Paul Éluard, le livre défraie la chronique et devient un véritable phénomène littéraire. Le roman du scandale. Derrière ce récit d’apprentissage se cache la plume cynique et mélancolique du nouvel enfant terrible de la littérature germanopratine. Son nom ? Françoise Quoirez. Mais le monde la connaît désormais sous le nom de Françoise Sagan.
À 18 ans, celle que l’on surnomme le “charmant petit monstre”, selon les termes de l’écrivain François Mauriac, s’apprête à devenir précocement l’un des monstres sacrés des belles lettres françaises. Avec Bonjour Tristesse né l’histoire d’un mythe et le destin hors-norme d’une icône existentialiste qui, bien des années avant mai 68, annonce le virage libertaire de la décennie hippie à venir. Sagan devient le symbole de la jeune fille libre de l’après-guerre. Une liberté qui n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui, mais qui inspire pourtant l'auteure canadienne Durga Chew-Bose qui signe son premier film en tant que réalisatrice et scénariste. Notre entretien se déroule par téléphone car plus de 6000 km nous séparent en ce début de mois d’août. C’est la canicule dans le sud de la France, à Montréal aussi. Alors que j’entends la douce voix de Durga à l’autre bout du fil, le chant des cigales résonne jusqu’entre les murs. Il y a comme du Sagan dans l’air.

Photographer JESSICA FORDE
Copyright © 2024 BONJOUR MOVIE CANADA INC.
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Lily Mclnerny as Cécile and Aliocha Schneider as Cyril in Bonjour Tristesse.

DIT GIACOMO BERNASCONI
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Naïlia Harzoune as Elsa, Claes Bang as Raymond and Lily Mclnerny as Cécile in Bonjour Tristesse.
Cinéma d’auteur
La canadienne Durga Chew-Bose fait partie d’une nouvelle vague d’auteurs issus d’une l’intelligentsia qui éclot dans le Brooklyn des années 2010, dans le sillage notamment de Lena Dunham. Lorsqu’on lui propose d’adapter le scénario de Bonjour Tristesse, l’auteure est déjà reconnue sur la scène internationale pour son essai Too Much and Not the Mood — célèbre réplique de Virginia Woolf — et son ancien rôle de rédactrice en chef de la plateforme Ssense. Pourtant, Durga hésite encore à cause du symbole qui entoure l'œuvre et son auteure. Comme beaucoup de lecteurs, elle est surtout familière de la légende de Françoise Sagan. “Elle a eu une vie scandaleuse. Sa manière de vivre était peu orthodoxe : les voitures de course, les jeux d’argent, et la publication, à un très jeune âge, d’un livre jugé scandaleux à l’époque. Tout cela a fait d’elle une légende.” En 1958, Otto Preminger est le premier à adapter le roman sur grand écran. Encore un monstre sacré, pense Durga. Mais le soutien persistant de ses productrices finit par la convaincre et, peu à peu, son attachement à l’histoire de la jeune Cécile et du triangle amoureux formé par Raymond, Elsa et Anne se transforme en véritable vision.
“Le scénario que j’avais écrit était déjà très visuel et après un certain temps, j’ai fini par rejoindre naturellement le projet en tant que réalisatrice.” Le cinéma est en effet l’une des passions de cette Montréalaise, qui a grandi au milieu des films depuis sa plus tendre enfance. Son nom est d’ailleurs inspiré du héros de Satyajit Ray, dans Pather Panchali. “J’ai découvert très tôt le cinéma, ses figures et ses réalisateurs grâce à mes parents. Petite, j’étais obsédée par les films d’Audrey Hepburn. On regardait aussi les Marx Brothers. J’ai certainement vu des films d’adultes un peu trop jeune”, confesse-t-elle en riant, en évoquant notamment Secrets & Lies de Mike Leigh.
Le cinéma de Durga Chew-Bose n’a besoin ni d’action, ni d’effets spéciaux. Son tropisme à elle, c’est la poésie du quotidien : le cinéma d’auteur. Sentimental, il est composé de personnages sensibles, profonds, souvent mélancoliques, en proie à des questions existentielles. “Des personnages qui donnent l’impression d’avoir une vraie vie”, souligne-t-elle justement. Éclectique, il navigue d’Abbas Kiarostami à Arnaud Desplechin, de La Ciénaga de Lucrecia Martel à l’écriture subtile de Mia Hansen-Løve. Contemplatif, l’image y est essentielle. L’attention pointilleuse accordée à la direction artistique, au choix des décors ou des costumes se lit dans chaque plan. Pour l’occasion, la réalisatrice s’entoure du talent de la costumière Miyako Bellizzi, qui passe des semaines à chiner des pièces et collabore avec de jeunes créateurs, à l’image du label Renaissance, Renaissance. Finalement, c’est dans l’écrin méditerranéen de la ville de Cassis que Durga choisit de tourner Bonjour Tristesse.
DIT GIACOMO BERNASCONI
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Lily Mclnerny as Cécile in Bonjour Tristesse.

Photographer ESTELLE HANANIA

DIT GIACOMO BERNASCONI
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Lily Mclnerny as Cécile and Chloë Sevigny as Anne in Bonjour Tristesse.
Plein Soleil
C’est sur la Côte d’Azur que se joue le drame de Bonjour Tristesse lors d’un été brûlant. Dans une somptueuse villa entourée de pins et donnant sur la mer, la jeune Cécile, incarnée par Lily McInerny, s’apprête à vivre des vacances gaies et légères avec son père, Raymond (Claes Bang), et sa jeune compagne, Elsa (Naïlia Harzoune). Durga filme la langueur des jours d’été, son farniente et ses séances de lecture sur les roches brûlantes, dans une palette de bleu, de brun et de blanc. “J’aime tourner dans des décors naturels”, confie-t-elle. “Avant le début du tournage, on a passé beaucoup de temps à Cassis avec le directeur de la photographie, Maximilien Pitner. J’ai adoré ce rythme de vie, les paysages, les gens, la nourriture. Cela peut paraître un peu spirituel, mais on voulait que le lieu influence le film. On l’a laissé nous guider.”
Pourtant, derrière le bonheur apparent du clan dépeint par Sagan se dévoile peu à peu l’ombre du drame : des déboires amoureux marqués par l’arrivée tempétueuse d’une ancienne amie de la famille, Anne Larsen, incarnée dans le film par l'emblématique actrice Chloë Sevigny. “Elle a toujours été dans nos esprits pour le rôle d’Anne”, explique Durga. “Principalement parce qu’elle n’avait jamais rien fait de semblable auparavant. Chloë parvient à conjuguer la stabilité et la maîtrise du personnage complexe d’Anne avec une vulnérabilité qui la met à nu.” Dans ce casting cinq étoiles, où figure également le jeune Aliocha Schneider, les personnages de Bonjour Tristesse se dévoilent entre passion et raison, joies enfantines et tristesses adultes, offrant un nouveau regard sur la partition de Sagan.
Quand on lui demande son personnage préféré, Durga répond après une légère hésitation : “Peut-être Elsa.” La jeune femme superficielle et légère de Sagan et Preminger se dévoile dans le film sous un nouveau jour : sensible, intelligente et fière. « Le plus grand écart que nous avons pris dans l’adaptation concerne Elsa, pour laquelle j’ai toujours éprouvé une forme de tendresse, reprend Durga. Ce sentiment protecteur m’a poussée à l’imaginer différement. Je me suis énormément attachée à Naïlia Harzoune, qui l’incarne. C’est l’une des personnes les plus intelligentes et sensibles que j’aie jamais rencontrées. »

DIT GIACOMO BERNASCONI
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Naïlia Harzoune as Elsa in Bonjour Tristesse.

DIT GIACOMO BERNASCONI
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Claes Bang as Raymond and Chloë Sevigny as Anne in Bonjour Tristesse.

DIT GIACOMO BERNASCONI
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Lily Mclnerny as Cécile in Bonjour Tristesse.
Une bonne étoile
On retrouve dans le film une forme d’intemporalité, comme si le récit était resté figé dans un espace propre : le temps d’un été. “Je ne voulais pas que le film soit enfermé dans une année précise. C’est une question d’équilibre. Même si on sait que l’histoire se déroule à l’époque actuelle, je voulais que le spectateur soit un peu désorienté.” Cette nouvelle Cécile a donc un smartphone, elle écrit des textos ou écoute de la musique avec ses écouteurs. “C’est pour ça que j’aime tant le cinéma européen. Je ne suis pas attirée par la tendance nord-américaine à vouloir rendre tout « relatable ». En tant qu’artiste, ça ne m’intéresse pas.”
De l'œuvre puissante de Sagan, Durga parvient à capturer la beauté fugace de la jeunesse, l’insouciance des premiers émois, les tourments de l’amour et une réécriture tout en finesse de ces personnages féminins. “D’une certaine manière, Sagan est présente dans le film à travers de petits clins d’œil, des hommages discrets à son esprit. Mais j’ai aussi voulu proposer un nouveau regard : non seulement sur Cécile, mais aussi sur la relation père-fille et sur l’intériorité d’Anne. Sur toutes ces femmes qui n’avaient pas autant été explorées, ni dans le roman ni dans l’adaptation d’Otto Preminger.”.
Pour sa première expérience derrière la caméra, l’écrivaine a encore du mal à avouer à quel point elle a aimé travailler sur un plateau. “J’ai adoré ces moments avec mon équipe. L’écriture est un acte solitaire et tourner ce film m’a permis d’explorer un territoire inhabituel. J’ai eu le sentiment que ma vision trouvait naturellement une nouvelle manière d’exister — non seulement sur la page, mais aussi à travers l’interprétation des acteurs, du costumier, du directeur de la photographie. Faire un film exige de lâcher prise, alors que l’écriture demande souvent du contrôle. J’ai adoré ce glissement.” Une expérience si marquante qu’elle lui a inspiré un nouveau scénario : “C’est un film sur la fabrication d’un film”, conclut-elle en riant. “J’ai un autre projet, aussi, sur la ville de Montréal où je suis née. Je ne suis pas pressée, même si être sur un plateau me manque. Je sens vraiment que les choses arrivent toujours pour une raison.”

DIT GIACOMO BERNASCONI
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Claes Bang as Raymond and Chloë Sevigny as Anne in Bonjour Tristesse.
DIT GIACOMO BERNASCONI
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Lily Mclnerny as Cécile and Claes Bang as Raymond in Bonjour Tristesse.

Photographer JESSICA FORDE
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The ocean at sunset in Bonjour Tristesse.